Sanshin : une autre approche du Ten Chi Jin

Dans le travail quotidien des techniques du Bujinkan on parle souvent d’un concept le « Sanshin ». C’est un concept multiple qui peut s’appréhender à plusieurs niveaux au fur et à mesure que l’élève avance dans sa compréhension du mouvement.

J’aimerai ici aborder une approche un peu différente de ce système complexe en le rapprochant de l’esprit du Ten Chi Jin.

Nous savons que le Ten Chi Jin représente le Ciel, l’Homme et le Terre. Nous savons aussi que toute technique doit s’inscrire dans cette trilogie cosmologique. L’homme en effet, est debout sur la Terre et a la tête tournée vers le Ciel.

Cette interprétation commune donne un éclairage fantastique sur le travail que doit accomplir l’apprenti Ninja du Bujinkan pour accéder au mouvement Naturel.

Nous entendons parler souvent du mouvement Naturel mais il est toujours difficile de l’expliquer en termes simples.

Pour le comprendre il faut se souvenir de notre façon d’acquérir des connaissances. Cet apprentissage passe toujours par trois étapes que nous avons déjà définies dans un précédent article comme étant le Taihen (corps), Kûden (expérience) et le Shinden (esprit). Mais cette découpe colle aussi parfaitement au trinôme Ten Chi Jin.

Le premier niveau que doit atteindre le pratiquant est celui de la maîtrise physique, c’est le Chi (terre) ou Taihen. Le corps est brut et doit passer par une étape de polissage physique. A ce niveau, les mouvements doivent être simples et de grande amplitude.

C’est à ce niveau que le travail des postures très basses est primordial. Le corps est droit, les talons restent au sol. Les mouvements ne sont que mécaniques et permettent par leur répétition de transformer petit à petit le corps de l’élève et de le rendre capable d’accéder au niveau suivant. Le mental ne sert qu’à se concentrer sur la prise de conscience du mouvement. Les forces de blocage, poussée, attaque ne se font souvent que sur un seul plan à ce niveau.

Débarrassé des tensions du débutant, l’apprenti Ninja peut maintenant envisager du passer au second niveau, celui du Jin (homme) ou Kûden. A ce niveau les mouvements élémentaires ont été acquis, le mental est attentif, la conscience du mouvement apparaît. A ce niveau, le mouvement perd de l’amplitude et devient plus arrondi. Les actions de l’élève ne suivent plus forcément une ligne droite. Les membres deviennent « intelligents » en ce sens qu’ils commencent à bouger par eux-mêmes. Leur utilisation est plus élastique et plus dynamique.

La force brute est remplacée peu à peu par des mouvements plus toniques et absorbants. La coordination s’améliore elle aussi et permet des séquences de mouvement un peu plus compliquées. Le corps passe naturellement d’un plan à un autre, les angles s’opposent ou se complètent. Le mouvement apparaît alors pour lui-même. L’arme devient le prolongement naturel de notre corps.

Au niveau mental, on prend conscience de son corps dans toutes les directions de l’espace, la forme s’efface progressivement et un côté n’a pas plus de valeur qu’un autre. Notre conscience habite maintenant notre corps dans sa totalité. La forme que prend ou prendra le mouvement n’est plus le point important. Notre mental est maintenant monté d’un niveau et s’adresse aux causes premières de l’action. Il n’y a pas de réflexion mais une conscience élargie de la situation. On développe l’intelligence de la situation en intégrant naturellement et chaque jour un peu plus, les différents paramètres du Ten Chi Jin.

Au dernier niveau celui du Ten (ciel) ou Shinden, le mouvement devient véritablement naturel. Les formes d’apprentissage sont délaissées au profit d’une intelligence totale. Nous parvenons au développement graduel d’une vision globale de la réalité dans laquelle nous évoluons.

Notre corps se meut naturellement sans coller à une forme fixée dans un manuel. La latéralité disparaît elle aussi, tout est « bon » et rien n’est pensé. Le mouvement naturel est là et nous ne faisons que suivre les interactions créées par les intentions de l’adversaire. Il n’y a plus de technique car tout est devenu technique.

Quand Hatsumi Sensei répète à longueur de cours qu’il n’enseigne pas de technique, c’est exactement cela qu’il veut nous dire.

Le mouvement débarrassé des « obligations » et contraintes de l’apprentissage, s’exprime librement. La logique articulaire ou directionnelle n’existe plus. Nous pouvons bouger dans des directions opposées et à des niveaux physiques différents car c’est la nature qui « pilote » nos actions. Les actions sont multiples dans leur unicité. Tout est un et inversement. Dès lors, le mental qui nous a servi de support durant toutes ces années de dur travail devient inutile en tant que tel, un peu à la manière des étages d’une fusée envoyée en orbite.

Cette adaptation naturelle de notre être (corps/esprit) naissante devient capable de produire une force exactement contraire à celle qui est reçue.

A l’état normal, nous appliquons des forces démesurées de façon inopportune. Quand vous portez un verre de 100 grammes à vos lèvres, êtes-vous capable de ne mettre que 101 grammes de force pour le porter ? Non.

Mais en arrivant au troisième niveau cette capacité devient réalité. Nous assistons dans le Ten à une fusion totale du corps et de l’esprit. Tout est un.

Maintenant que nous avons brossé un tableau de progression souhaitable de votre pratique du Ninjutsu, vous comprenez pourquoi les mouvements au départ mécaniques dans leur réalité deviennent de plus en plus éthérés et parfois même inexistants.

Mais il ne faut pas confondre le début avec l’arrivée et cette progression longue et douloureuse, faite de sueur et de peine est nécessaire pour progresser. On ne peut malheureusement pas passer directement au troisième niveau de ce Sanshin. Quand on monte un escalier, il faut monter étage par étage. Il est déconseillé de brûler les étapes. C’est encore plus vrai quand on descend l’escalier. Si vous essayez de passer du 10° étage au premier d’un bond, il y a fort à parier que la réception sera douloureuse voire fatale !

L’apprentissage est long et c’est ce qui fait sa valeur. Si nous résumons tout cela, nous pouvons dire que le Chi sert à polir le corps et le mental par une concentration délibérée sur la qualité du geste. Le corps tire l’esprit.

Au second niveau, celui du Jin, il faut inverser cela. L’esprit renforcé par le premier niveau tire le corps vers une direction supérieure.

Au troisième niveau le Ten, nous arrivons à la fusion totale des deux. Ni l’esprit ni le corps ne dirigent. Nous bougeons comme un tout corps/esprit sans distinction.

Ces trois niveaux d’évolution du Sanshin Ten Chi Jin amènent l’apprenti Ninja à la compréhension du San Jigen no Sekai.

Mais arrivé à ce stade, un nouveau niveau s’ouvre à lui celui du Yûgen no Sekai ou tout est un dans les trois dimensions de l’espace et de temps. Le pratiquant dépasse la forme du non forme.

C’est à ce niveau que les grands maîtres du passé étaient arrivés et c’est pourquoi ils évoluaient vers une compréhension plus spirituelle de leur art. La spiritualité sincère révélée par la pratique permet à l’être arrivé, de continuer son apprentissage dans une dimension ne relevant plus de notre monde manifesté. Et seuls les très rares pratiquants ayant accès à ce niveau sont capables de le comprendre. A cet ultime degré d’évolution tout est mouvement.

Pour prendre une analogie cinématographique, vous devenez capable non seulement de lire la matrice mais aussi de la comprendre de l’intérieur. Le Omote et le Ura ne font qu’un. Vous faites partie de l’Univers en conscience et non plus en pensée.

Pour finir j’aimerai citer quelques phrases de Jet Li, lues récemment il y donne aussi un Sanshin pour la pratique : « au premier niveau vous apprenez à maîtriser les armes de telle façon qu’elles ne fassent qu’un avec votre corps (..). Au second niveau votre cœur/esprit devient une arme et peut stopper l’ennemi avant que le combat ne commence (...). Au troisième niveau, même le cœur/esprit n’est plus une arme. Pas d’arme et pas de cœur/esprit, pas de volonté. L’adversaire devient vous-même. Quand il attaque, il se frappe lui-même (...) c’est quelque chose qui se situe au-delà du Yin et du Yang. Il n’y a plus de point de référence (...). C’est l’idée générale, mais je n’ai jamais rencontré qui que ce soit qui ai atteint ce niveau ... peut-être se cachent-ils dans les montagnes ». (Tiré d’une interview dans Shambhala Sun, numéro de septembre 2004)

J’ai trouvé ce texte très intéressant et c’est pourquoi j’ai voulu le partager avec vous. Pour ceux qui ne le savent pas, Jet Li est un pratiquant Bouddhiste assidu depuis de nombreuses années et à mon sens, l’un des meilleurs pratiquants d’arts martiaux au monde.

Dans son approche, le premier niveau est notre second niveau et son troisième niveau (Pas d’arme et pas de cœur/esprit, pas de volonté) est ce niveau supérieur décrit ci-dessus et que nous appelons le Yûgen no Sekai.

Cela prouve bien l’existence de 4 niveaux, trois de nature similaire et un quatrième au-delà de notre système normal de perception. Mais ce Yûgen ne peut s’atteindre que lorsque vous avez acquis les trois premiers, pas avant.

La pratique continue de l’art martial -Keep Going ! comme dirait Hatsumi Sensei- nous permettra un jour peut-être, d’atteindre à ce niveau d’exception. Ayez cela comme but dans votre pratique mais ne vous perdez pas dans des chemins « ésotérico-mystico-gélatineux » plus souvent générateurs d’illusions et d’erreurs que de réelles avancées spirituelles.

Comme le dit Saint Exupéry dans « Citadelles », « ce n’est pas le but qui importe sur le chemin mais les obstacles que nous avons du dépassé pour y arriver ».

Bonne continuation et bienvenue dans cette nouvelle année de pratique.